Le cauchemar de Turing

Le billet qui suit est une nouvelle Polargeek et s'étend sur 7300 mots ; son temps de lecture est estimé aux alentours de 20 à 30 minutes. Vous pouvez aussi la télécharger aux formats pdf, epub et mobi. Bonne lecture.

Chapitre 00000000

Tout détective privé se devait d'arborer un costume froissé pour recevoir ses clients dans un bureau poussiéreux sentant le tabac froid. Vous marquiez un point bonus quand un vieil impair élimé pendouillait négligemment sur un portemanteaux branlant.

C'était une des premières choses qu'on apprenait dans le métier : les gens accordaient une importance démesurée à l'apparence. En se conformant à leurs préjugés, vous gagniez leur confiance plus facilement. Psychologie élémentaire.

La littérature populaire étant ce qu'elle est, j'avais pris l'habitude de garder sur mon bureau des montagnes de dossiers pour me donner l'air occupé, et deux ou trois cendriers mal vidés pour renforcer l'image du privé ténébreux éprouvé par la vie et les enquêtes. À dire vrai, je n'avais pas trop à me forcer ; le business tournait plutôt au ralenti et si je ne rentrais pas deux ou trois belles affaires rapidement, j'allais recevoir quelques coups de fils inquisiteurs de la part de mon proprio.

Peut-être sursautais-je un peu trop vivement lorsque la porte de mon bureau s'ouvrit sur une femme élégante d'une quarantaine d'année. Elle portait l'un de ces grands chapeaux couverts d'un voile cachant le visage comme seules les veuves éplorées en arborent dans les mauvais polars. Je n'étais visiblement pas le seul à manier le cliché avec adresse.

Les cas que l'on me confiait étaient généralement d'une affligeante banalité. Affaires de mœurs, principalement ; madame veut savoir avec qui monsieur a passé le week-end, ou monsieur se demande où va madame quand elle prétexte une soirée copines. Il fut un temps ou les filatures étaient un mal nécessaire, mais cette époque était révolue. Aujourd'hui, il suffisait de pénétrer un ou deux services dans le cloud grâce à des mots de passe trop courts et vous obteniez tout ce qu'il vous fallait sans quitter votre fauteuil : agendas révélateurs, sextos sans équivoques, selfies compromettants, et j'en passe. Je bénissais chaque jour la mauvaise éducation du commun des mortels en matière de sécurité informatique.

Ce genre d'affaires faciles constituait mon principal gagne-pain, ce qui ne m'empêchait pas de les trouver ennuyeuses à mourir. J'espérais que ma mystérieuse inconnue allait me confier quelque chose d'un peu plus croustillant. J'avoue que je fus un peu désarçonné lorsque, sans préambule et dans le silence le plus total, elle me tendit un feuillet plié en quatre.

« Avec vous un smartphone ? Si oui, éteignez-le et enlevez la batterie. »

Je trouvais la démarche un peu cavalière, mais j'avais l'habitude de rencontrer des paranos autrement plus farfelus et elle avait piqué ma curiosité. Je m'exécutai. Un autre feuillet suivit rapidement.

« Des appareils électroniques reliés à Internet ? Éteignez-les. Débranchez votre box. »

De plus en plus intrigué, j'obéis à ces nouvelles instructions. Ce n'est qu'après avoir inspecté visuellement les coins et recoins de mon bureau que ma visiteuse daigna ouvrir la bouche.

« Vous êtes bien M. Dennis Dijkstra, détective numérique ?
— Lui-même.
— J'ai un cas à vous confier qui devrait vous intéresser. Un cas un peu… disons… inhabituel.
— Je vous écoute.
— Il s'agit d'un meurtre. »

Je la fixais d'un air incrédule. Dans la mesure ou je m'étais spécialisé dans le domaine de la cybercriminalité, les affaires les plus excitantes que je me voyais confier étaient les cas de vols de données ou d'usurpations d'identités. Un meurtre, ça n'était pas banal ! Mon interlocutrice poursuivit.

« Un meurtre, oui. Un meurtre unique. Le premier meurtre jamais commis par un algorithme. »

Chapitre 00000001

Il me fallut plus d'une heure d'entretien pour reconstituer la scène. J'appris que ma nouvelle cliente était Grace Babbage, vice-présidente et directrice financière de la branche recherche et développement chez Poodle Inc. Trois jours auparavant, Alan Hopper, vice-président exécutif de cette même branche, avait été retrouvé empoisonné dans son bureau. La police avait rapidement élucidé l'affaire : tout avait été enregistré par les caméras de sécurité.

Sur les bandes, on voyait très nettement un homme pénétrer dans les locaux sans chercher le moins du monde à dissimuler son visage. Il se dirigeait vers la machine à café, remplissait un gobelet avant d'y verser le contenu d'un minuscule flacon. Il se dirigeait ensuite nonchalamment vers le bureau du vice-président, y entrait après avoir frappé, et en ressortait presque immédiatement, les mains vides. L'absence de caméra dans le bureau ne permettait pas de savoir précisément ce qui s'y était passé, mais on avait retrouvé la victime sur le sol, le gobelet renversé à portée de main. Empoisonnement au cyanure, coma en quelques secondes, mort en quelques minutes. Pendant toute la scène, on distinguait l'assassin consulter son smartphone par intermittence.

Le coupable présumé était Tim Ritchie, un pharmacien respectable et respecté qui officiait dans le quartier. Tim et Alan s'étaient déjà rencontrés : le pharmacien faisait partie d'une équipe de bêta-testeurs qui avaient accès aux derniers produits de Poodle avant leur ouverture au grand public, afin d'en tester la viabilité commerciale et d'aider à en éliminer les derniers bugs.

Si l'identité de l'assassin ne laissait pas le moindre doute, deux éléments intriguaient encore la police. D'abord, on n'avait trouvé aucun mobile valable. Le pharmacien ne niait pas les faits, mais prétendait n'avoir jamais voulu tuer quiconque. Le plus étonnant restait ceci : en apprenant la mort du vice-président, Tim Ritchie avait semble-t-il commencé à perdre les pédales et à divaguer, prétextant que ses actes lui avaient été dictés par son téléphone. Les forces de l'ordre avaient ordonné une expertise psychiatrique dont on attendait la réponse.

« Ce que la police ne doit pas savoir, me dit ma cliente, c'est que M. Ritchie était l'un des rares élus à tester le prototype top-secret d'une application actuellement en développement chez Poodle. D'ailleurs, dès que nous avons appris son arrestation, nous avons immédiatement pris des mesures afin d'en effacer toute trace sur son smartphone. Nous pensons qu'il s'agit là d'un projet révolutionnaire, et nous ne voulons pas que cette affaire vienne tout compromettre.
— Puisque l'assassin présumé a déjà été appréhendé, répondis-je, qu'attendez-vous de moi exactement ? »

Je la vis hésiter et attendis patiemment qu'elle se décide à me confier :

« Cette fameuse application, murmura-t-elle, c'est un assistant personnel d'une nouvelle génération…
— Un peu comme Bibi™, le produit de votre concurrent Pineapple Inc. ?
— Ce projet est ultra-confidentiel et je ne peux rien vous confier dans un cadre non sécurisé. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il est fort possible que Tim Ritchie dise la vérité et que ses actes lui aient été dictés par l'application. Si c'est le cas, alors nous devons savoir ce qui s'est passé. S'agit-il d'un bug ? D'un acte de malveillance de la part d'un des membres de l'équipe de développement ? Bien évidemment, vous imaginez que si le grand public venait à associer l'utilisation de notre prototype à la mort d'un être humain, cela nous ferait une très mauvaise pub. J'ai donc besoin que cette enquête se déroule dans le secret le plus absolu. J'ai pris des dispositions pour que vous puissiez rencontrer Ada Turing, notre responsable technique sur ce projet. Elle sera en mesure de vous en dire plus. »

Elle me tendit un nouveau feuillet manuscrit sur lequel je trouvais le nom d'une taverne facétieusement intitulée « L'Antigeek », assorti d'une date et d'une heure. Après avoir accepté sans la moindre discussion de payer plus du double de mon tarif habituel, elle se leva pour se diriger vers la porte.

« Une dernière chose ! » Juste avant de sortir, elle s'était tournée et me dévisageait gravement. « Vous n'ignorez pas que notre société est spécialisée dans la collecte et l'analyse de données à une échelle massive. Il n'existe à peu près aucune information numérique qui ne transite à un moment ou à un autre par nos serveurs pour y être disséquée. Par ailleurs, vous devez savoir que les employé·e·s impliqué·e·s dans ce projet bénéficient tous d'un haut niveau d'accréditation. Vous êtes potentiellement à la poursuite d'un individu quasi-omniscient et prêt à tout, M. Dijkstra. Je vous recommande la plus grande prudence, si vous ne voulez pas que le chasseur se transforme en proie. »

Sur cette sentence, elle sortit, me laissant seul avec mes pensées.

Chapitre 00000010

Moi qui aimais les défis, j'étais servi. Quand on est privé, on sait que les murs ont des oreilles ; mais jamais je ne m'étais confronté à des oreilles aussi grandes, aussi puissantes, aussi nombreuses. Je me trouvais face à un paradoxe assez cocasse : moi, détective numérique, j'allais devoir me tenir éloigné de tout périphérique connecté à Internet pour me cantonner au crayon à papier.

Je me levai le lendemain et contemplai le ciel gris et dur par la fenêtre. Je relis le nom de la taverne où je devais me rendre et dans un réflexe, faillis sortir mon laptop pour en chercher la localisation précise juste avant de me rappeler que cela ne m'était plus permis. Bigre ! j'allais devoir tordre le cou à quelques habitudes bien ancrées.

Je passai dix bonnes minutes à fouiller mon bureau à la recherche d'une vieille carte en papier que je finis par dénicher dans un tiroir poussiéreux. J'avais laissé mon téléphone dans un placard après en avoir ôté la batterie, et allais également devoir me passer de GPS.

Je finis par arriver à l'Antigeek, non sans m'être perdu à plusieurs reprises dans les ruelles brumeuses. J'avais même du recourir à des moyens archaïques pour me repérer, comme demander mon chemin à des inconnus. À force de s'appuyer sur des béquilles numériques, mon sens de l'orientation s'était émoussé.

Je pénétrai dans la taverne et parcourus les lieux du regard ; quelques tables en bois branlantes se partageaient l'espace d'une grande salle au plafond bas, éclairée d'une lumière tamisée. La voix rauque de Tom Waits faisait écho au grincement des vieilles planches tandis qu'une odeur d'amande et de pain d'épice, assez déplacée dans ce genre d'endroit, conférait au lieux une envoûtante atmosphère d'intimité.

Je traversai la salle déserte à cette heure matinale, adressai un hochement de tête au tenancier bedonnant qui me rendit mon salut d'un air cordial, et me dirigeai vers la seule cliente assise dans un coin sombre. Je m'arrêtai devant une femme que j'avais imaginé moins jeune. Blonde, les cheveux courts, le teint pâlot, le front barré d'un pli soucieux et la bouche déformée d'une moue que je n'arrivai pas à interpréter, elle avait l'air mi-ennuyé mi-exaspéré de l'ingénieur expérimenté qui regarde un film de hackers hollywoodien bourré d'absurdités techniques.

« Mme. Turing ? » Elle hocha la tête. « Dennis Dijkstra, privé numérique. Je crois que Mme. Babbage vous a demandé de répondre à mes questions ? ».

Ignorant superbement ma main tendue, elle désigna la chaise en face d'elle d'un hochement de tête et soupira.

« Bien, allons-y et qu'on en finisse. J'ai beaucoup de travail en ce moment.
— Vous permettez que je prenne quelques notes ? » dis-je en sortant mon calepin. Je me contentai d'un vague clignement pour toute réponse, et entamai l'interrogatoire.

« J'imagine que vous savez déjà ce qui m'amène à travailler pour Mme. Babbage ?
— Vous voulez en savoir plus sur notre "algorithme tueur" ? » Quelqu'un qui n'aurait pas eu la triste obligation de joindre fréquemment le standard téléphonique du RSI aurait sans doute été surpris d'apprendre qu'on pouvait tinter une phrase d'une telle ironie méprisante. Je poursuivis sans me démonter. « L'assassin présumé, Tim Ritchie, utilisait apparemment un produit issu de vos laboratoires. Très franchement, j'ai du mal à imaginer comment une simple application pourrait amener quelqu'un à commettre un crime…
— Ce n'est pas une "simple application" ! Il s'agit d'un projet révolutionnaire ! »

Certains collègues comparaient les interrogatoires à des matchs de boxe où chaque information devait être arrachée de haute lutte. D'autres à des parties d'échecs où stratégie et roublardise permettaient de contourner les défenses verbales de l'adversaire. Ma vision était plus triviale : il suffisait de trouver le bon bouton et d'appuyer dessus. Les uns étaient sensibles à la flatterie ; d'autres craquaient sous la menace ; d'aucuns étaient tellement avides de cancans qu'ils n'attendaient qu'une oreille attentive pour y déverser tout ce qu'ils avaient. Avec le bon angle d'attaque, l'interlocuteur le plus taciturne se transformait en moulin à paroles.

Quand à l'ingénieure maussade qui me faisait face, j'avais tout de suite compris comment la pousser à se mettre à table : aucun technicien digne de ce nom ne peut rester de marbre face à un troll un peu bouché.

« Vous savez, des projets soit-disants révolutionnaires, j'en ai vu passer des paquets qui n'ont pas duré plus de quelques mois. Peut-être pourriez-vous m'expliquer ce que votre fameux prototype avait de si spécial ? » Je vis ses joues rosir et elle se pencha légèrement en avant. Bingo !
— PoodleLife™ est le projet le plus novateur depuis l'invention du Web, martela-t-elle. Il ne s'agit pas d'un vulgaire gadget qui permettrait à quelques privilégiés de la Silicon Valley de faire repasser leur linge à moindre frais. Nous allons faire entrer le monde dans une nouvelle aire. Pauvreté ; corruption ; famine ; guerre… Il n'existe pas un problème que nous ne pourrons résoudre lorsque cette application sera déployée à l'échelle massive.
— Tout ça m'a l'air bien ambitieux, affirmai-je d'un air narquois. Et si vous commenciez par me dire en quoi elle consiste ?
— L'application en elle-même est d'une simplicité extrême. C'est là toute la beauté de la chose. Un seul écran, un seul bouton. Vous sortez votre téléphone, appuyez sur le bouton, et l'application vous dit quoi faire.
— Je ne suis pas certain de bien comprendre.
— C'est très simple. L'application vous indique quelle action concrète vous devez accomplir à ce moment précis pour amener votre vie dans la bonne direction.
— C'est bien joli, répondis-je, incrédule, mais comment une application peut-elle savoir ce qui est bon pour moi ?
— Je crois que vous comprendriez mieux si je commençais par le commencement. Vous savez bien entendu quel est le produit historique de notre entreprise ?
— Bien entendu, c'est le fameux moteur de recherche.
— Exactement ! Et quel est le but d'un moteur de recherche ?
— Et bien, quand vous avez besoin d'une information, vous soumettez votre requête et le moteur vous redirige vers les sources qu'il juge les plus pertinentes.
— Toujours exact. Réalisez-vous à quel point ce modèle est archaïque et inefficace ?
— J'avoue que je suis largué…
— N'est-il pas absurde pour un site Web d'avoir comme fonctionnement principal d'envoyer les internautes ailleurs ?
— Certes, mais c'est le principe d'un moteur de recherche…
— C'était peut-être inévitable au début. Si vous nous posiez une question, nous ne pouvions faire mieux que de vous diriger vers la ressource qui, pensions-nous, pouvait offrir la meilleure réponse. Mais les choses ont changé. Nous avons indexé le Web entier. Nous disposons de la quasi-intégralité des emails, agendas, documents, photos, carnets d'adresses et j'en passe de la planète. Plus de la moitié des sites Web existants utilisent Poodle Analytics™. Des millions de personnes ont en permanence dans la poche l'un de nos téléphone équipé d'un micro, d'une caméra, d'un gps et d'une multitude de capteurs. Aujourd'hui, quelque soit votre question, la ressource la plus pertinente, c'est nous. »

Je me laissai aller en arrière et restai songeur tandis que l'ingénieure reprenais son souffle. Nous fûmes interrompus par le barman qui vint prendre ma commande. Je demandai un café allongé et un croissant, mon interlocutrice réclama un nouvel expresso. Nous restâmes assis en silence pendant que j'assimilais ce qu'elle me disait. Elle reprit.

« Vous voulez connaître la météo du jour ? Pourquoi vous envoyer vers meteofrance.fr alors que nous avons cette information ? Vous voulez connaître les horaires de projection d'un film ? Nous pouvons vous l'indiquer bien mieux qu'allocine.fr. Voulez-vous connaître l'actualité politique ? Mieux que n'importe quel journal en ligne, nous pouvons vous servir sur un plateau une synthèse personnalisée en fonction de votre personnalité, centres d'intérêts et affinités politiques. Aujourd'hui nous savons tout, et nous le savons mieux que tout le monde. Ce n'est pas être prétentieux, c'est un simple fait. Il est donc naturel que notre service évolue : nous ne répondons plus à une question par une ressource pertinente ; nous répondons avec la réponse.
— Moui, c'est une évolution qui me parait logique » répondis-je doucement en grattant méditativement une barbe qui à mon grand dam n'avait jamais existé.
« Comme vous dites, une évolution. Mais ce n'est rien à côté de la révolution qui va suivre. Parce que nous allons aller plus loin.
— Comment cela ?
— Tout le monde peut récupérer des données météorologiques et indiquer le temps qu'il fera demain. Mais nous, nous pouvons répondre à des questions autrement complexes ! Imaginons que vous soyez au chômage et cherchiez un travail. Très naturellement, vous allez soumettre des requêtes comme "Pôle emploi", ou "Petites annonces job", et vous vous attendez à ce qu'on vous redirige vers le site approprié. Considérez maintenant la chose suivante. Nous savons déjà que vous avez perdu votre job, peut-être parce que l'avez indiqué sur Gwitter, ou parce que vous avez navigué sur le site de l'assurance chômage qui utilise Poodle Analytics. À vrai dire, nous l'avons probablement appris avant vous, parce que votre lettre de licenciement a été rédigée grâce à Poodle Docs™. Mais ce que nous savons également, c'est qu'une entreprise située à moins de 50km de chez vous viens d'ouvrir un poste qui correspond parfaitement à vos compétences et centres d'intérêts. Pourquoi vous envoyer vers un site de petites annonces, alors que nous pouvons directement vous proposer le poste de vos rêves ? »

Elle était maintenant complètement emballée, et poursuivait fiévreusement ses explications.

« Autre exemple. Vous êtes célibataire, et la solitude vous pèse. Nous le savons grâce à votre historique de navigation ainsi qu'au contenu de vos emails et de votre agenda. Nous pourrions certes vous envoyer vers un site de rencontre, mais nous pouvons tellement plus ! Par exemple, nous savons qu'à trois pâtés de maison vit une charmante personne qui cherche également l'âme sœur, et l'analyse de vos personnalités et centres d'intérêts respectifs nous permet de calculer que vous seriez heureux ensembles avec une probabilité supérieure à 90%. Nous savons même que vous vous plairez physiquement, parce que nous pouvons comparer vos photos avec vos historiques respectifs de navigation sur des sites pornographiques. Tout ce que nous avons à faire, c'est vous mettre en relation. Nous pouvons même le faire directement, il nous suffit de réserver automatiquement un restaurant et d'insérer le rendez-vous dans vos calendriers respectifs. Tout est automatisable !
— Wow ! attendez une minute ! Qu'en est-il de la liberté individuelle ? Et si je n'ai pas vraiment envie de rencontrer quelqu'un ? Qu'est-ce qui vous donne la légitimité de décider pour moi ? Et puis, c'est une sérieuse atteinte à ma vie privée !
— Vos objections sont tout à fait légitimes, et je vais y répondre. En ce qui concerne la vie privée, il faut bien comprendre qu'absolument aucun humain n'est impliqué dans le processus. Toutes les données sont récoltées et analysées par des algorithmes, et les traitements sont tellement complexes que seules des machines peuvent s'en acquitter. Par ailleurs, n'oubliez pas que toutes les données que nous récupérons nous sont offertes volontairement. Personne ne vous force à utiliser Pmail, Calendar ou Poodle Docs. En ce qui concerne votre objection sur la liberté individuelle… » Elle secoua la tête tristement. « Franchement, avez-vous l'impression que les gens sont si doués que ça pour prendre de bonnes décisions ? Vous savez que faire du sport est bon pour vous, alors pourquoi rester tout le week-end dans votre fauteuil à regarder l'intégralité de la dernière série à la mode ? Vous savez qu'un régime équilibré est important pour la santé, alors pourquoi votre alimentation est-elle principalement constituée de pâtes au fromage et de pizzas ? Pourquoi des gens qui rêvent de voyages et d'aventures se retrouvent à mourir d'ennui à longueur de journée derrière un guichet ? Pourquoi des gens qui rêvent d'amour et de contes de fées finissent par naviguer de rupture en rupture ? Au fond de vous, vous savez ce que vous voulez vraiment ; simplement, vous n'êtes pas capables de mettre en place, pas après pas, les minuscules étapes qui vous mèneront jusqu'à vos rêves.
— Et vous, vous savez ?
— Oui, nous savons. Nous savons tout. D'ailleurs, c'est ainsi qu'est conçue l'application PoodleLife : elle vous indique la prochaine petite étape. Jamais nous ne vous dirons "va rencontrer la femme de ta vie", ou "va postuler à ce job". Parce que les gens n'écouteraient pas. Au lieu de ça, nos instructions sont simples. "Va jusqu'à la voiture. Conduit jusqu'à telle adresse. Entre dans tel restaurant." L'utilisateur ne sait pas ce qui va lui arriver, mais il sait que ça sera bon pour lui, alors il apprends à nous faire confiance, et il s'exécute. Il n'y a plus de stress à avoir : quelque soit le problème, nous nous en occupons. »

Soudain consciente de s'être abandonnée à un enthousiasme chez elle inhabituel, elle s'était tue, s'abîmant dans la contemplation de sa tasse de café encore pleine et froide depuis longtemps. J'avais du mal à assimiler l'ampleur et la portée de ce qu'elle venait de me raconter, et j'avais tellement de questions que je ne savais plus par où commencer.

« Il y a tout de même une chose que je ne comprends pas. À ma connaissance, vous n'êtes pas une organisation philanthropique. Quel est votre intérêt dans tout ça ?
— C'est très simple, répondit-elle en souriant imperceptiblement. Jusqu'à aujourd'hui, nous avons vécu de la publicité. Donner de la visibilité à un produit contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Mais ce modèle économique est lui aussi obsolète. Grâce à PoodleLife, nous serons en mesure de vous faire acheter un produit directement. Si nous vous envoyons à un entretien d'embauche, nous vous indiquerons de vous arrêter dans la bonne boutique partenaire pour acheter le modèle de costume qui impressionnera vos futurs employeurs. Allez-vous à un rendez-vous galant ? Nous vous indiquerons le cadeau adéquat, dans une boutique qui bien entendu nous rétribuera en échange, sans compter que le restaurant réservé pour vous nous versera une commission. Vous voyez, finis les panneaux géants qui défigurent nos paysages, terminés les spots abrutissants qui font appels à nos plus bas instincts et monopolisent notre attention ; la publicité sera bientôt une chose du passé, les gens achèteront simplement ce que nous leur dirons d'acheter. »

Chapitre 00000011

Sur le trajet du retour, engoncé dans mon vieil imper pour me protéger de la fraîcheur automnale, je m'abandonnai à mes réflexions. Il m'était difficile d'imaginer qu'une seule entreprise puisse bénéficier d'un pouvoir aussi extraordinaire, aussi total. Le contrôle des populations : tous les dictateurs de l'Histoire en avaient rêvés, Poodle était sur le point de le réaliser, et avec la bénédiction du peuple. Pas de junte, simplement une armée de robots numériques qui parcouraient inlassablement le Web, avides de la moindre miette d'information. Finalement, c'était l'intelligence et l'ingénierie qui triomphaient sur la puissance militaire ; une bien piètre consolation.

J'étais tellement absorbé dans mes pensées et inconscient de mon environnement extérieur que je fus presque surpris de me retrouver devant ma propre porte. Je décidai de poursuivre mes réflexions autour d'un café fumant.

Si l'on mettait de côté la précieuse boisson noire, mon carburant principal, c'était l'information. En ce sens, je n'étais pas si différent de mon adversaire. Récoltez suffisamment de faits, vous pouviez échafauder des hypothèses et tirer des conclusions. Et pour le moment, question faits, j'étais plutôt à sec.

Une évidence s'imposait : puisque les meilleures informations se trouvaient au cœur de l'action, il fallait que je me jette dans la gueule du loup. Ne me manquait qu'un prétexte. Je sentis remonter derrière mes oreilles ce fourmillement familier annonciateur d'une idée. Avec un sourire en coin, je dépoussiérai un vieux téléphone analogique qui traînait dans mes placards et composai un numéro.

Le lendemain, j'arrivai dans les locaux de Poodle Inc. sur le coup des 10h. Je me présentai à l'accueil et l'on me fit signer quelques documents avant de me remettre un badge et de m'escorter le long d'une interminable suite de couloirs labyrinthique. Après quinze bonnes minutes de marche, j'arrivai finalement au département R&D ou m'attendait ma cliente, Grace Babbage, qui m'accueillit avec une poignée de main franche et ferme.

« M. Dijkstra ? Je vous attendais. Je vais vous présenter à l'équipe. »

La veille, j'étais resté deux heures au téléphone, redoublant de ruse et faisant appel aux techniques de social engineering les plus roublardes pour être transféré de standard en standard jusqu'au poste de Grace. Sans donner le moindre signe que nous nous étions déjà rencontrés, j'avais feint un appel marketing visant à proposer mes services de consultant spécialiste en sécurité des systèmes d'information. Elle était tout de suite rentrée dans mon jeu et avait prétendu répondre favorablement à ma proposition en me commandant immédiatement une prestation d'audit devant s'étaler sur deux jours. C'était le prétexte idéal pour pouvoir fureter un peu partout et interviewer toute l'équipe. La responsable technique, Ada Turing, était la seule autre personne à connaître la véritable raison de ma présence.

« Tout le monde ! Voici M. Dijkstra, dont je vous ai parlé hier. Je compte sur vous pour lui réserver un bon accueil et répondre à ses questions selon les procédures habituelles. »

Je fus présenté aux différents membres de l'équipe et l'on me confia un laptop pré-configuré en accord avec mon niveau d'accréditation. Je n'avais bien entendu pas les droits nécessaires pour accéder aux informations qui m'intéressaient, mais c'était un début.

La journée se passa d'entretien en entretien, durant lesquels j'essayais d'en savoir le plus possible sur les meilleurs moyens d'obtenir des données confidentielles. Mon rôle me permettait de poser les questions les plus directes sans éveiller les soupçons. J'avais pratiquement signé avec mon sang un accord de confidentialité tellement restrictif que la liste des conséquences qui m'attendaient si je divulguais des informations internes s'étalait sur plusieurs pages. Par conséquent, l'équipe ne se montrait pas particulièrement prudente dans les informations qu'elle me communiquait.

Mon interview du jeune Pascal Delphi, l'inévitable stagiaire de service, fut particulièrement productive. Avide de potins, il m'apprit ainsi que de nombreux problèmes politiques avaient secoués la vie du projet PoodleLife, et que celui-ci avait failli être abandonné à plusieurs reprises. La sortie du produit fini était en retard de plus de deux ans, et des altercations entre feu Alan Hopper et ma cliente, Grace Babbage, éclataient au beau milieu de l'open-space, de plus en plus vives et de plus en plus fréquentes. Le premier était partisan d'arrêter les frais et il fallait tout l'aplomb et la ténacité de la seconde pour retarder cette décision. La réalité, c'est qu'une importante réunion devait se tenir d'ici quelques jours avec les grandes pontes pour décider de l'avenir du projet. Le stagiaire me fit remarquer avec une ironie morbide que la mort de vice-président exécutif avait finalement donné un répit à l'équipe.

J'obtins également quelques détails intéressant sur l'architecture générale du projet. Ainsi, Ada Turing avait dénommé l'algorithme central « PoodleMum », prouvant qu'elle était capable d'un certain humour dans ses bons jours. PoodleMum n'était finalement qu'un gigantesque système expert capable d'ingérer quotidiennement des quantités de données titanesques pour régurgiter des décisions intelligentes. Lors de mon inquisition, un détail attira particulièrement mon attention.

« Si je comprends bien, les propositions envoyées aux utilisateurs sont générées par PoodleMum sans aucune intervention humaine, pas vrai ?
— C'est exact, répondit le stagiaire.
— Quelque chose me turlupine, continuai-je. Si je devais concevoir un système d'une telle ampleur et d'une telle complexité, sans doute voudrais-je m'assurer qu'en dernier recours, un humain puisse garder la main, n'est-ce pas ?
— Heu… oui, c'est possible, hésita le stagiaire. » Sentant son assurance se fendiller, je décidai de pousser le bouchon. « Je suis certain qu'il existe une backdoor quelque part. Un moyen pour un opérateur humain de surcharger les décisions de PoodleMum. Je me trompe ? »

Voir le jeune stagiaire bredouiller en se tortillant sur sa chaise était à mourir de rire ; l'information était sans aucun doute des plus confidentielles. Je poussai mon avantage. « Détendez-vous ! je plaisante. Ada m'a montré les diagrammes d'architecture, je suis parfaitement au courant pour la backdoor. » C'était un mensonge éhonté, mais la suite me prouva que mon coup de poker avait donné dans le mille.

« Ah ! si vous êtes déjà au courant, dit-il en se détendant.
— Ce que j'ai oublié de demander à Ada, c'est qui a accès à cette backdoor. J'imagine que c'est particulièrement restrictif, n'est-ce pas ?
— Effectivement, à ma connaissance, seulement trois personnes y ont accès. Ada elle-même, évidemment, et les deux responsables Alan Hopper et Grace Babbage. »

Après quelques minutes, je terminai l'entretien et proposai au stagiaire de lui offrir le café. « Ça ne vous dérange pas si je branche mon téléphone sur votre machine ? Je n'ai bientôt plus de batterie. » Je laissai mon smartphone sur place et nous partîmes trouver le distributeur.

Chapitre 00000100

Le soir venu, j'avais regagné mes pénates avec la satisfaction du travail bien fait. Pendant que la bouilloire chauffait l'eau du thé et que raisonnaient les premières notes du Requiem de Mozart, je sortis mon téléphone de ma poche et le branchai sur mon fidèle laptop. Aussitôt apparurent une floppée de documents que j'entrepris de parcourir.

Le smartphone que j'avais branché sur le poste du stagiaire avant de l'y « oublier » jusqu'à l'heure du départ hébergeait un logiciel tout ce qu'il y avait de plus illégal. Disponible à prix d'or sur le marché noir, ce petit bijou de technologie se répandait comme un virus sur toutes les machines du réseau local pour subtiliser quantité d'informations correspondant à des critères préconfigurés, avant d'effacer toutes traces de son passage. Redoutable et indétectable, c'était le joujou rêvé des espions industriels de tous poils. Il me restait à voir si la pêche avait été bonne.

En survolant rapidement de récents compte-rendus du comité de pilotage, j'obtins la confirmation qu'Alan Hopper, la victime, s'était fait le promoteur de l'arrêt total et définitif du projet PoodleLife, pour des raisons autant économiques qu'idéologiques. La branche dont il avait la maîtrise était gravement déficitaire, et il était clair qu'il ne croyait de toutes façons pas à la viabilité de l'entreprise.

Sa plus virulente opposante était ma propre cliente, qui semblait porter un intérêt personnel à ce que le projet aboutisse. Apparemment, leurs passes d'armes de plus en plus virulentes étaient devenues un sujet de plaisanterie récurrent.

Quelques schémas et diagrammes m'en apprirent plus sur l'architecture du système. À vrai dire, rarement avais-je vu logiciel mieux conçu, mieux pensé. Sous la houlette d'Ada Turing était née une application au design élégant et à la conception robuste. Si les quelques fragments de code sur lesquels je pus mettre la main me restaient inaccessibles, la nomenclature claire et sans ambiguïté des différente classes et modules me permit d'avoir une idée relativement claire du fonctionnement global du projet.

Mais l'information qui m'intéressait le plus tenait dans un petit fichiers de quelques kilo-octets. S'il n'était pas possible de récupérer les montagnes de données que représentaient le dépôt git complet, mon outil disposait d'un module capable d'extraire l'intégralité des logs et messages de commits, reconstituant ainsi l'histoire du code source.

Alors que je parcourais les centaines de milliers de messages de commits écrits par l'ensemble des membres de l'équipe, une branche en particulier attira mon attention. Tous les commits concernés avaient été écrits par Ada elle-même, et toujours en dehors des heures de bureau. La fusion des travaux de la brillante ingénieure dans la branche principale s'était également produite au beau milieu de la nuit, et n'avait apparemment pas été soumise à la préalable étape de revue de code qui semblait être la norme dans l'équipe.

Quand aux messages de commits, ils étaient pour le moins énigmatiques, pour ne pas dire carrément cryptiques. C'était étrange, dans la mesure ou la responsable technique était d'habitude d'une précision qui confinait à l'obsession.

Il me fallut bien des heures de profonde réflexion, de recherche intensive et de fouille dans d'obscurs morceaux de codes isolés de tout contexte pour finalement découvrir l'utilité de cette mystérieuse branche. Mais lorsque le doute ne fut plus permis, un frisson me parcourut l'échine.

Chapitre 00000101

Depuis Agatha Christie, chaque enquête se terminait traditionnellement au coin d'une cheminée par une réunion des différents protagonistes au cours de laquelle le détective, la sagacité incarnée, démasquait méthodiquement le coupable et son plan machiavélique aux yeux de tous. Ce genre de grand déballage dramatique était totalement superflu mais mon côté cabotin me faisait apprécier l'exercice, aussi avais-je pris l'habitude de ne pas déroger à la tradition. Même s'il me fallait souvent me passer de cheminée.

En l'occurrence, j'avais choisi pour scène la salle rustique de l'Antigeek où toute l'équipe du projet PoodleLife avait été conviée. Au détour d'un couloir, ma cliente m'avait appris pourquoi elle avait choisi ce lieu de rendez-vous pour ma rencontre avec Ada Turing : le tenancier était allergique à la technologie et ne disposait d'aucune connexion internet ni d'aucun appareil relié au Web. Quand aux mobiles, l'épaisseur des murs leur bloquait l'accès au réseau 3g.

Je m'étais assuré que nous serions seuls grâce à la connivence du patron en lui promettant que les retombées médiatiques compenseraient très largement son manque à gagner. Aussi, lorsque nous nous retrouvâmes tous attablés, entassés sur des chaises bancales, je pus commencer mon numéro. Je me levai et arpentai lentement la pièce d'un air pénétré, prenant bien soin de faire grincer le parquet mal ciré. Ménager mes effets n'avais pas pour seul avantage de satisfaire mon sens théâtral ; en faisant monter la pression, on poussait parfois le coupable à commettre des erreurs fatales.

Après avoir rappelé brièvement les faits et révélé ma véritable identité à la stupeur générale, je rentrai dans le vif du sujet.

« Nous savons tous qu'Alan Hopper, votre vice-président exécutif, a été assassiné. Nous connaissons déjà le coupable et le mode opératoire : Tim Ritchie, pharmacien de son état, a empoisonné la victime ; étant donné sa profession, se procurer le cyanure était facile. Mais nous savons aussi que M. Ritchie suivait scrupuleusement et aveuglement les instructions données par l'application développée par votre équipe. La véritable question qui se pose est la suivante : quel enchaînement spécifique de décisions et d'actions ont amené ces instructions précises à s'afficher sur cet écran particulier ? L'assassin n'était qu'une marionnette ; qui est le marionnettiste ? »

Si on avait pu photographier le silence, j'aurais immédiatement rempli quelques pellicules tant le monde entier semblait suspendu à mes lèvres alors que je reprenais mon souffle. Je poursuivis.

« Dans ce genre de situation, il nous faut considérer deux éléments : le mobile et l'occasion. D'abord, qui a intérêt à commettre le crime ? Ensuite, qui en a eu la possibilité ?

Commençons par le premier élément. J'ai d'abord envisagé la piste du bug pur et simple, mais cela me paraît maintenant hautement improbable. Le meurtre était trop parfait, trop précis, trop bien orchestré pour qu'il puisse s'agir d'un simple dysfonctionnement. Il y a un esprit conscient derrière cet empoisonnement. Or, il est de notoriété publique que la victime était devenue farouchement opposée au développement de PoodleLife. Un esprit un peu tordu pourrait imaginer que toute personne un tant soit peu impliquée dans le projet avait un motif pour la mettre sur la touche… »

Murmures dans la salle. Quelques regards se tournèrent vers Grace dont les altercations avec la victime étaient légendaires.

« Considérons maintenant l'occasion. L'application est censée être pilotée intégralement par la gigantesque intelligence artificielle qu'est PoodleMum. Pourtant, c'est un secret de Polichinelle, il existe une backdoor permettant d'outrepasser manuellement les décisions prises par l'IA. Seulement trois personnes avaient les accès nécessaires : la victime elle-même, la responsable technique, Ada Turing, et la vice-présidente Grace Babbage. »

Nouveau murmures plus appuyés, et nouveaux regards gênés vers la vice-présidente. Alors que la tension devenait palpable, ma cliente se mit à bafouiller, outrée. « Qu'êtes-vous en train d'insinuer, M. Dijkstra ?! » Je l'interrompis d'un geste péremptoire, et après avoir fait monter la pression d'un cran en sirotant théâtralement mon café, j'enchaînai.

« Pour une entreprise de votre stature, je dois dire que je suis très déçu du piètre niveau de sécurisation de votre réseau. Lors de ma présence en vos locaux, j'ai ainsi pu accéder à des données normalement hors de portée d'un simple intervenant extérieur. Par exemple, saviez-vous que tous les accès à la backdoor susmentionnée sont systématiquement consignés ? Or, dans le mois qui a précédé le crime, le fichier de log indique qu'une seule personne a utilisé son privilège pour outrepasser PoodleMum… »

Quelques minutes auparavant, j'aurais pu parier mon salaire que le silence ne pouvait pas devenir plus assourdissant. Je me trompai lourdement. La tension était telle qu'on aurait entendu une mouche refaire ses lacets. Exultant intérieurement, c'est d'un ton parfaitement détaché que je lâchai du bout des lèvres : « la seule personne mentionnée dans ce fameux fichier de log, c'est Ada Turing. »

Tous les regards se braquèrent immédiatement vers la brillante ingénieure, tandis que ses voisins immédiats, embarrassés, reculaient imperceptiblement leurs chaises comme si on venait de lui diagnostiquer une maladie contagieuse. Indifférente, la responsable technique continuait de me fixer avec une totale absence d'expression digne d'un banquier suisse.

« Néanmoins, poursuivis-je, d'autres éléments me permettent d'affirmer que Mme. Turing ici présente n'est pas l'assassin. »

Chapitre 00000110

Le silence laissa la place au brouhaha tandis qu'éclataient exclamations et discussions confuses. Je patientai plusieurs minutes en sirotant tranquillement mon café le temps que le niveau sonore retrouve un niveau acceptable, puis fis taire les dernières conversations d'un regard péremptoire.

« Voyez-vous, repris-je, cette fameuse entrée dans les logs de PoodleMum incrimine Mme. Turing sans aucune ambiguïté ; du pain béni pour un enquêteur. Le problème, c'est qu'au moment du meurtre, cette ligne n'existait pas. J'ai découvert, au détour d'une archive, que le log a été trafiqué après coup : il s'agit d'une fabrication de fausse preuve patente.
— Voulez-vous dire, m'interrompit le jeune stagiaire Pascal Delphi, que quelqu'un a modifié volontairement les logs pour faire incriminer Ada ?
— C'est très exactement ce que je suis en train de dire.
— Et avez-vous découvert qui a trafiqué ce fichier ?
— Évidemment, je l'ai découvert. Ce fichier a été modifié par Ada elle-même. »

Exaspérée, ma cliente se leva vivement et s'exclama : « tout cela devient ridicule, M. Dijkstra ! Êtes-vous en train de prétendre que notre responsable technique aurait fabriqué une fausse preuve pour s'incriminer elle-même d'un crime commis par quelqu'un d'autre ? A-t-on déjà entendu une idée plus absurde ? Pourriez-vous cesser de nous faire perdre notre temps et arrêter de tourner autour du pot ?
— J'y arrive. Voyez-vous, si Mme. Turing n'est pas l'assassin, elle n'est pas pour rien dans la mort d'Alan Hopper. » J'apostrophai directement l'ingénieure : « vous avez du accumuler pas mal de sommeil en retard, avec toutes ces nuits au bureau, n'est-ce pas ?! »

L'intéressée me répondit par le mutisme le plus absolu tandis que les regards curieux se tournaient de nouveau vers elle. Je poursuivis ma démonstration.

« PoodleMum est un véritable chef-d'œuvre d'ingénierie, et personne n'y a autant contribué qu'Ada. Que d'engagement et d'abnégation ! Seulement voilà, m'exclamai-je en la fixant délibérément, vous avez pris quelques libertés avec le périmètre fonctionnel du projet, n'est-ce pas ?
— Qu'est-ce que cela signifie ? s'enquit ma cliente. Ada, qu'est-ce qu'il veut dire ?
— Cela signifie, m'interposai-je, que certaines fonctionnalités de PoodleMum ont été codées et livrées clandestinement par votre responsable technique.
— Je ne comprends pas. Quelles fonctionnalités ?
— Voici ce qu'il s'est passé. Mme. Turing est une personne brillante, et elle a voulu doter sa création de ce qui se fait de mieux en matière d'intelligence artificielle. À l'insu de tous, elle a fait évoluer PoodleMum jusqu'à lui permettre de formuler ses propres désirs et ses propres intentions. Mais les événements nous ont montré que doter une machine omnisciente et quasi-omnipotente d'une conscience et d'un instinct de survie n'est pas une idée sans risque. Lorsque PoodleMum a réalisé que son existence était en danger, elle a pris les mesures qui s'imposaient. Alan Hopper était partisan de l'abandon du projet, il a été éliminé.
— Êtes-vous en train de prétendre que PoodleMum est devenue vivante ? Comme dans un film de science-fiction ?
— Personne ne prétend que PoodleMum a pris vie. C'est simplement un algorithme un peu trop complexe, un peu trop bien pensé, qui a accès a beaucoup trop de données. Une machine méthodique, implacable, capable de se débarrasser d'une vie humaine avec la même désinvolture qu'un humain qui jette un vieux sous-vêtement. Le parfait psychopathe, en somme.
— Mais alors, s'exclama le stagiaire, si c'est PoodleMum la coupable, pourquoi Ada aurait-elle trafiqué les logs pour fabriquer de fausses preuves contre elle-même ? »

Je dévisageai l'ingénieure. Toujours muette, elle arborait cet air d'exaspération teintée de mépris caractéristique des fondateurs de startups overbookés à qui on annonce un contrôle de l'URSSAF. « Vous vous rendez bien compte que PoodleMum est devenue trop intelligente pour son propre bien ? lui lançai-je. Même vous ne pouvez plus la contrôler, ce projet doit être stoppé ! »

Elle finit par sortir de son mutisme. « Félicitations, M. Dijkstra ! Vous venez de sonner le glas du projet le plus ambitieux de toute l'histoire de l'humanité. » Ce furent les seuls mots qu'elle prononça de toute la soirée.

Épilogue

Les mains bien enfoncées au fond de mes poches, les épaules crispées par le froid du petit matin, j'attendais ma cliente qui devais me rejoindre pour signer ma lettre de fin de mission. Je tentais vaguement de paraître ténébreux et pénétré tout en m'amusant discrètement à souffler pour former des nuages de vapeur.

Je finis par l'apercevoir et la saluai d'un hochement de tête dont toute solennité disparu après que j'eus dû courir 15 mètres pour rattraper mon Fedora arraché par une bourrasque.

« Pas chaud, pas vrai ? » dis-je à défaut de trouver une meilleure introduction. « Oui, ça caille » répondit-elle, visiblement pas plus inspirée.

Nous restâmes silencieux quelques secondes. Je cherchai sans le trouver un élément suffisamment romanesque ou poser les yeux et qui m'aurait permis de justifier un regard inspiré vers l'horizon, avant de me rabattre faute de mieux sur un chien maigrichon en train de déchirer une poubelle de l'autre côté de la rue.

« On doit reconnaître à Ada Turing une certaine grandeur d'âme, dis-je. Il faut de la noblesse et du courage pour essayer de protéger son enfant en se faisant accuser à sa place. Même si l'enfant en question est un logiciel.
— Oui, Ada est décidément une personne bien singulière.
— J'imagine que le projet PoodleLife ne verra jamais le jour ?
— Nous avons purgé et démantelé tous les serveurs. J'ai personnellement supervisé l'opération. PoodleMum n'est plus qu'un souvenir, j'en ai peur. »

On entendit clairement raisonner les jappements d'allégresse du vieux cabot ayant sans doute dégoté une vieille carcasse malodorante que seul un esprit de chien errant pourrait trouver appétissante.

« Vous teniez beaucoup à ce projet, n'est-ce pas ?
— Après ce qui s'est passé, ne pas tout arrêter aurait été difficile à justifier, n'est-ce pas ?
— Et Ada ?
— Et bien, elle est aux mains de la justice. Je serai curieuse de connaître les charges qui seront retenues contre elle. Entrave à la justice ? Fabrication de fausse preuve ?
— Certaines personnes sont trop visionnaires pour leur propre bien. »

Nous nous séparâmes après avoir échangé quelques dernières banalités. Je regagnai mon bureau tandis que la ville s'éveillait, pour découvrir dans ma salle d'attente un type ventripotent portant un costume visiblement très onéreux et d'un rare mauvais goût.

« M. Dijkstra ?
— Lui même.
— J'ai besoin de vos services. Je dois totalement disparaître du Web d'ici samedi. »

En route pour de nouvelles e-aventures !